Quand il a embarqué à Gênes au printemps 1615, Antoon Van Dyck était loin de se figurer ce qui allait l’attendre à Palerme. La traversée lui sembla longue (il était de nature impatiente), mais elle s’est déroulée sans incident majeur. Un homme est tombé du maître mât et s’est brisé les deux fémurs. Il gisait sur le plancher, baignant dans son sang comme une poupée de chiffon. Mais sa vie n’était pas en danger. Les marins y virent une sorte de miracle. Mais, quand, sur une mer agitée, l’homme de quart cria à tue-tête « Terre ! Terre ! », le peintre sortit de sa cabine pour découvrir avec un mélange d’inquiétude et de ravissement un ciel entièrement rouge, carminé, qui ne laissait apparaître ni l’astre divin ni le moindre nuage. Un lieutenant lui expliqua que c’était un phénomène courant en cette saison : un vent chaud du Sud venait du Sahara. Il s’appelait sirocco et transportait d’énormes quantités de grains de sable de ces régions inhospitalière de l’Afrique. L’air était étouffant. Il lui semblait que du plomb fondu était mélangé à l’air qu’il respirait. Mais les côtes étaient bien visibles et elles se découpaient comme sur une carte marine en délivrant ses moindres détails. Bientôt il discerna les contours d’un vaste port et derrière, les architectures d’une ville opulente. Et, le soir venu, il débarqua à Palerme. Une voiture l’attendait et elle le conduisit au palais. Là, on lui fit visiter ses appartements, qu’il trouva beaux et spatieux. Une pièce avait été aménagée pour qu’il y fît son atelier. On avait mis un épais rideau de velours d’un vert sombre afin de moduler l’intensité de la lumière, qui est si forte jusqu’à une heure tardive. Plusieurs meubles avaient été enlevés pour qu’il ait de la place pour disposer ses chevalets et tout ce qui lui était nécessaire. Il demanda qu’on remercie vivement le vice-roi pour son hospitalité.
II
Le lendemain, il se réveilla tôt, reposé, mais la tête lourde. Il sonna et demanda au domestique qu’on avait placé à son service pouvait lui apporter une substantielle collation et du café, beaucoup de café. C’était sa drogue et sa cure de jouvence. Le très jeune homme s’empressa d’exaucer ses désirs. Ce qu’il lui présenta à manger n’avait rien à voir avec ce qu’il avait coutume de voir chez lui : des fruits d’une taille inusitée, des brioches et des croissants. Le breuvage turc était divin : il n’en avait jamais bu d’aussi délicieux, malgré cette pointe d’amertume qu’il put atténuer avec des morceaux de sucre et de la crème. Quel aspect avait ce monarque qui commandait cette île imposante au nom du roi d’Espagne ? Quel accueil allait-il lui faire ? Il était certain que la grande réputation qu’il s’était faite à Gênes dans l’aristocratie et la bourgeoisie plus qu’aisée dont il a fait moult portraits fastueux, mettant en valeur les broderies en or des robes larges des dames et les vêtements souvent noirs des hommes taillés dans l’étoffe la plus chère, allait sans doute le précéder. Il avait pu partager l’opulence à peine imaginable de cet univers qui vivait des continents autrefois inaccessibles. Il ne vit d’ailleurs pas une différence considérable entre les Hollandais et les Génois : ils aimaient faire ostentation de leurs richesse, sans honte bien qu’ils fussent catholiques. L’argent était une valeur. Et la peinture avait pour devoir d’exalter cette fortune gagnée par les armateurs, les négociants et tous ceux qui avaient investi dans leurs entreprises audacieuses. Il le saura bien assez tôt. Il eut envie de découvre cette ville. On le satisfit sans tarder. Et il put y contempler les anciens palais normands, leurs églises aux coupoles tapissées de mosaïques dorées et tous ces étranges monuments que ces conquérants ont pu édifier avec des décors exécutés par des artisans arabes : la géométrie sommaire des hommes du Nord avait été embellie et orientalisée par les artistes et les architectes qui avaient été avant eux les maîtres de cette terre si riche et pourtant si rêche.
III
A cette époque, Van Dyck était un beau jeune homme mince, aux cheveux blonds, au visage expressif qu’une moustache à peine perceptible rend plus adulte. Il avait des mains larges, fortes, mais avec des doigts d’une grande finesse. Il s’habillait avec élégance et distinction, évitant l’ostentation excessive. Le raffinement le plus pur et une retenue dans sa mise, qui ne faisait que rendre plus évident son goût. Tout cela, son autoportrait réalisé quatre ans plus tôt s’emploie à le faire valoir.
Qui pouvait bien être cet Emanuele Filiberto de Savoie qui désirait tant qu’il fît son portrait ? Il devait le rencontrer le lendemain pour lui être présenté. Il devait aussi établir le temps des séances de pose, choisir les vêtements qu’il porterait et la pose. Autant de questions délicates car les puissants n’étaient pas seulement capricieux, ils étaient aussi obstinés dans leur jugement. Ce n’était pas aisé d’arriver là où l’on voudrait les amener, c’est-à-dire à une mise en scène qui pût à la fois les mettre en valeur, et aussi réaliser la parfaite mise en scène produisant une composition sans défaut.
La rencontre se déroula le mieux du monde. Le personnage était bien peu attrayant et pas d’une beauté inoubliable. Mais, ayant déjà acquis un art consommé de la diplomatie, Van Dyck n’a pas eu trop de mal à éviter qu’il montât à cheval ou qu’il s’entourât de ses lévriers. Les séances commencerait dans une semaine et il avait obtenu du souverain un assistant expérimenté car il fallait faire vite : Emanuele Filberto ne souhaitait pas consacrer à l’art plus d’une heure par jour ! Il avait un visage ingrat, avec barbiche et moustache de lansquenet et une allure qui se voulait altière. L’artiste accepta donc de le représenter en armure forgée et ornementée de manière magistrale à Milan, avec des ciselures dorées, la main posée avec nonchalance sur le pommeau de l’épée, le casque empanaché posé sur une table recouverte d’un tissu rouge. Il le mit de biais pour renforcer son expression sévère et belliqueuse et la large fraise blanche mettait son visage en exergue. Assez bizarrement, il serrait le poing gauche sur une bourse.
IV
Toutes ces bonnes dispositions prises, Van Dyck avait eu tout de suite en tête ce qu’il pourrait exécuter : donner de l’ampleur à un personnage qui n’en avait guère, cachant ses jambes maigres, son port peu imposant ainsi que sa petite taille et rendre son visage martial, ce qui estomperait son ingratitude. Il œuvra assez vite et le prince fut content. Il avait hâte de voir comment le maître d’Anvers avait traiter un ancien grand amiral d’Espagne. Il eut à cet effet de l’intuition car rien ne l’obligeait à mener à terme son tableau aussi vite. Sans doute avait-il pressenti qu’il allait bientôt mourir. La grande peste qui s’abattit sur Palerme au mois d’août l’emporta en moins qu’il ne fallait pour le dire. Il en fut une des premières victimes.
L’heure était grave et la plus grande inquiétude pesait sur les habitants de la ville. Il fallait qu’on inventât une intervention divine. La sainte patronne du lieu, Rosalie, fut aussitôt mise à contribution. Et elle fit merveille. Pour la remercier de son intervention, les autorités ecclésiastiques commandèrent à l’artiste une grande machine mettant en relief l’action bienfaisante de la sainte femme, parente par son père de Roger II de Sicile et de Charlemagne, qui a vécu une vie mystique, en ascète, se terrant dans une grotte du mont Pellegrino où elle ne mangeait que ce que dame nature lui procurait et en buvant l’eau d’une source. Des anges venaient lui rendre visite et parfois le Christ en personne. Elle a vécu au début ou au milieu du duecento.
Elle fit son apparition quand la contagion commença se répandre de rue en rue, dans l’ensemble des quartiers. Elle apparut alors à une malade qu’elle sauva, puis à un chasseur à qui elle donna des instruction précises : retrouver ses restes dans la grotte et faire procéder à une grande procession dans les rues principales de la cité dévastée. Quand cette cérémonie se termina, la peste avait abandonné Palerme.
Van Dyck bien eut du mal à conduire son affaire car il fallait qu’on reconnaisse la sainte d’autrefois, la visionnaire dans son ermitage sauvage, et celle qui avait sauvé les pauvres hères que menaçait la grande faucheuse. Cette succession de représentations de femmes en extase, comme si elles jouissaient d’un amant invisible, lui fit faire des rêves singuliers. Des images libidineuses se formaient et se déformaient sans fin et défilaient dans une orgie de nudités qui se tordaient, languides et offertes, dans la douleur paradoxale de l’attente du désir du plaisir.
Ces visions lui revenaient au cours de la journée et le tourmentaient dans les circonstances les plus imprévues et cocasses. Il n’arrivait à venir à bout d’une composition destinée à l’Oratorio del Santissimo Rosario dans l’église de San Domenico. Au milieu de tout cela, la Vierge assistait à la scène du haut du ciel assise avec son rejeton sur des nuages gris entourés d’angelots. « Voilà un art grandiloquent et fade », se disairt-il en son for intérieur sans doute dicté par les prêtres. La partie où l’on voit les malheureux qui espèrent qu’on puisse les sauvegarder de la mort est au contraire forte et touchante. Enfin le petit garçon nu au premier plan qui porte un mouchoir à son nez tout en marchant parvient à unir ces deux parties du tableau mal assorties.
Il y avait foule : saint Dominique et saint Vincent, et puis des femmes qui était entrées dans l’histoire par la voie de la vocation pieuse. On ne saurait dire qui est santa Ninfa, santa santa Oliva et santa Agata. Il est probable que sainte Catherine de Sienne et sainte Christine (à moins que ce ne fût Rosolea) sont les deux principales figures placées sur la gauche presque au premier plan. L’une, ravie, éblouie, émerveillée par ce spectacle venu du haut des cieux (en fait à quelque coudées d’elle) dirige son regard vers le ciel, toute vêtue de blanc avec un voilée bleu, une main avec la paume tournée, pour signifier son adoration. Et l’autre, tout contre elle, enveloppée dans des drapés blancs et bleus (mais un autre bleu, qui tire sur le violet), la tête tournée vers l’enfant qui se dirige vers nous, a posé ses longs doigts si blancs et si fins sur sa compagne, touchant très précisément son mont de Vénus. Van Dyck pensait que les ecclésiastiques lui auraient demandé de supprimer ce geste on ne peut plus explicite, cause de l’expression extatique de la première bienheureuse. Lassé de leurs exigences mesquines, avait souhaité leur réserver cette surprise inconvenante. Mais rien ne se passa. Le tableau fut installé et personne ne trouva rien à redire à la malicieuse métamorphose de l’extatique agonie de la belle contemplant le ciel, ses putti virevoltant, sa Vierge massive aux yeux clos et l’Enfant qui grimaçait sans doute à cause du vertige qu’il éprouvait du haut de son nuage qui paraissait fait de stuc et de sucre filé.
Van Dyck, enchanté d’avoir berné ses naïfs commanditaires, fut payé comme le contrat le stipulait et tout le monde vint se recueillir devant ce couple qui formait le tableau vivant d’une sensualité fort peu orthodoxe.
V
Les conciliabules autour de la succession du vice-roi, le prince d’Oneglia ayant disparu si vite, la peur panique qu’avait engendrée l’intrusion brutale de la peste n’avaient pas été pour le jeune homme une excellente introduction dans la bonne société palermitaine. Par bonheur, il avait eu la commande de cet énorme morceau de peinture avait pu le distraire de son ennui.
Il se souvint tout d’un coup qu’on lui avait conseillé d’aller rendre visite à une vieille dame, qui se nommait Sofonisba Anguissola et qui avait été en son temps un peintre « excellent » et qui était donc entrée par la grande porte dans le grand ouvrage de Giorgio Vasari. Un de ses amis lui avait dit qu’il devrait lire ce que Lomazzo avait écrit à son sujet en 1564 dans son Libro dei sogni de manière louangeuse à une époque où elle ne faisait que débuter son cheminement d’artiste. Voici qu’Antoon Van Dyck a pu lire sous la plume de ce grand artiste : « J’attire votre attention sur les miracles d’une femme de Crémone appelée Sofonisba, qui a étonné tous les princes et tous les hommes sages de toute l’Europe par le truchement de ses peintures qui sont toutes des portraits, tant ils sont vivants et paraissent se conformer à la nature elle-même. Beaucoup de professionnels de valeur ont jugé qu’elle avait un pinceau arraché aux main du divin Titien ; et maintenant elle est profondément appréciée par Philippe roi d’Espagne et par sa femme qui lui ont rendu les plus grands honneurs. » Un tel éloge et la comparaison avec le Titien ne pouvaient que l’intriguer, d’autant plus qu’il n’avait jamais vu une toile de cette femme. Un de ses amis lui avait soufflé, sur la foi de personnes qui l’avaient rencontrée et qui avaient pu estimer son travail, qu’elle avait alors fondée sa cause sur la vertu, et qu’elle passait pour avoir été aussi sage que chaste. Elle s’était beaucoup fait voir dans ses tableaux, mais chaque fois avec une singulière discreta modestia. Elle signait volontiers « Sophonisba Angusola virgo seipsam fecit », ce qui lui semblait un peu extravagant et malgré tout assez touchant.
Il fallait sans attendre, maintenant que tout danger était écarté, qu’il connaisse cette dame qui avait tant impressionné ses contemporains.
VI
Il prit sa meilleure plume et écrivit une lettre à la femme si mystérieuse à ses yeux, Sofonisba. Trois jours passèrent et il se languissait en dessinant des saintes Rosalie à n’en plus finir, car il avait reçu des commandes pour des tableaux d’une dimension moins imposante. Il ne pouvait faire autrement que de la placer dans une posture de pamoison, sans doute belle, mais sans force et trop convenue. Il eut l’idée plus ou moins heureuse de dessiner un angelot au-dessus d’elle tenant une brassée des roses épanouies dans sa petite main potelée. Pour rendre la vocation d’ermite, la main de la sainte femme est posée sur un crâne brun. Une autre hypothèse de travail est une figure extrapolée de son grand tableau, quasiment identique, mais sans personne autour d’elle, le visage tournée vers la ciel toujours avec l’angelot qui lui tend une couronne de roses, un autre se tenant derrière lui. De toute évidence, cette gloria de la protectrice de Palerme qu’on attendait de lui ne lui inspirait pas des sentiments forts, profonds et passionnés. Il resta furieux de sa mièvrerie et il conserva néanmoins les esquisses car il savait qu’elles allaient plaire aux membres clergé local, peu éduqué en matière d’art, et aux bigots encore apeurés, trop heureux d’avoir survécu à la catastrophe.
Enfin il reçut la réponse tant attendue : la Lombarde acceptait de le recevoir chez elle le lendemain après cinq heures du soir. Les quelques lignes qu’elle avait dictées à sa dame de compagnie étaient curieuses car elle lui disait ne pas comprendre pourquoi un artiste de sa trempe et de son âge pouvait éprouver de l’intérêt pour une personne désormais dans le crépuscule le plus opaque de la vieillesse. Il se hâta de lui répondre qu’il était ravi et honoré de son invitation et qu’il se trouverait ponctuellement devant chez elle à l’heure dite.
Il oublia Rosalie et ses visions, son repaire obscur et sa solitude exaspérée pour rêver d’autres femmes moins pures et encore moins envahies par le désir de copuler avec l’Esprit Saint. Après tant de morts douloureuses et atroces, il voulait se jeter dans la vie à plein corps. Ses sens épousaient sa soif de vivre sans réserve et tout son saoul les tentations et de la chair et de la matière qu’il avait le pouvoir de métamorphoser par la gamme savante de ses couleurs.
VII
Il fut introduit dans une grande pièce sombre. Des candélabres brûlaient sur des meubles d’une grande beauté. Dehors, il y avait grand soleil, mais la plupart des rideaux étaient tirés. C’était comme s’il avait pénétré de plain pied dans la nuit. Une jolie jeune fille fit son entrée, fit sa révérence avec grâce, et lui annonça que sa maîtresse allait venir sous peu. Elle ajouta qu’elle ne le laisserait seul qu’un instant, le temps d’aller la chercher. Elle le fit asseoir dans un grand fauteuil qui avait été avancé au milieu de la chambre à son intention. La belle enfant revint en effet bientôt en tenant le bras à une femme d’un âge canonique, qui progressait à petits pas, mais encore droite et avec un port d’une réelle noblesse. Elle était petite, diaphane, mais ne présentait pas une maigreur extrême. Ses yeux bruns regardaient droit devant elle, comme s’il n’existait pas. Il se leva et salua avec un profond respect. La vieille femme lui déclara sans préambule : « Jeune homme, ne vous donnez pas cette peine. Mes yeux m’ont trahie depuis longtemps. Vos civilités me touchent. Mais je ne peux les contempler. Parlez-moi plutôt de ce qui vous a amené sur cette île frappée si durement par la colère de Dieu. » Van Dyck fut déconcerté par la fermeté de sa voix, pourtant douce et chantante, et par son ton résolu. Elle ne semblait pas très attachée à une étiquette qui n’a plus aucun sens pour elle. Sofonisba pria Amélie, la jeune Française qui l’aidait en toutes choses, de bien vouloir l’aider à se mettre debout. Elle s’avança vers moi sans la plus mince hésitation. Elle me demanda la permission de pouvoir toucher mon visage. La paume de ses mains était à la fois rêche et douce, chaude et tendre, vive et légère.
Quand Sofonisba eut fini son investigation, elle me déclara « Vous êtes bien tel qu’on me l’avait dépeint. Vous avez des traits d’une grande beauté et aussi d’une finesse remarquable et, de plus, j’ai pu sentir en foi une détermination et un tempérament volontaire. » J’étais à la fois flatté et gêné. Elle poursuivit : « On m’a dit le plus grand bien de votre portrait du regretté Filiberto. Les dilettantes de la cour en ont fait grand cas. Et puis on m’a parlé de votre imposante Sainte Rosalie. J’aurais tant aimé être présente quand on l’a découverte devant la noble assemblée conviée pour l’événement. D’aucuns ont pourtant discerner dans votre art le recours à quelques expédients que votre dextérité a rendus appétibles. Ne gaspillez votre talent ! Vous en avez à revendre, mais il est facile de verser dans les effets qui plaisent et qui ne sont que de la rhétorique. Les humbles prêcheurs qui viennent adresser leur prière à la recluse de la montagne la croient presque vivante sous votre pinceau ! » Je ne pouvais pas lui donner tort. Elle avait amplement raison et je pensais exactement comme elle. Nous avons conversé encore quelques instants et puis elle me pria de l’excuser. Nous avons convenu de nous revoir deux jours plus tard.
VIII
Elle me reçut encore une fois chaleureusement et, nous étant dispensé des civilités d’usage, je lui demandais de me parler de ses jeunes années. Sofonisba évoqua avec sobriété son enfance, assez heureuse, de ses sœurs et de son frère, de ses parents aimants, d’un père qui n’a jamais fait obstacle à ses aspirations. Elle fut très tôt placée chez le maître lombard Bernardino Conti, ainsi que sa sœur Elena. Cet homme forçait le respect, surtout pour des petites filles. Il les traita avec délicatesse, mais sans jamais faire de concessions. Il n’y avait aucune brutalité en lui et n’était ni colérique, ni changeant d’humeur. Il n’hésitait pas à la morigéner si cela était nécessaire, sans hausser le ton ni lui faire honte. C’était un bourru qui cachait une douceur derrière son apparence un peu rude et sa barbe noir. Elle déclara à son visiteur qu’elle avait fait un portrait de lui auquel elle tenait beaucoup. Elle s’y était représenter : le maître est en train de la peindre ; la main qui tient le pinceau repose sur une longue baguette. Il tourne la tête pour observer le détail qu’il est en train de corriger, le haut d’une manche. Lui est entièrement vêtu de noir avec un mince col blanc, elle, elle porte une magnifique robe rouge qui s’évase en haut comme une corolle. Son sourire n’enlève rien au sérieux de son expression et ses cheveux ramenés en arrière mettent en valeur la blancheur de sa carnation. Le fond de la toile posée sur le chevalet en d’un brun assez sombre.
Van Dyck comprit à quel point elle a aimé celui qui lui a tout enseigné et il lui demanda si elle possédait toujours cette œuvre. Elle répondit par l’affirmative et lui promit de lui montrer la prochaine fois qu’ils se verraient
Elle ajouta alors un commentaire qui l’étonna : « Bien sûr, je n’étais pas une beauté resplendissante. Mais j’étais mignonne, plaisante, et d’une conversation agréable. Les hommes me courtisaient volontiers, sans trop insister d’ailleurs car j’avais la réputation de ne pas être légère pour un sou. Ils me trouvaient charmante, comme disent les gentilshommes de France, plus experts dans les choses de l’amour que dans celles de l’art. Je n’étais pas farouche ou prude, mais peu encline à la galanterie. Il n’y avait que l’art qui pût me transporter. J’y consacrai toute mon énergie et sans doute y mis mes penchants amoureux au détriment des jeux galants. »
IX
Van Dyck avait eu l’occasion de rencontrer une de ses amies, qui l’avait connue à la cour d’Espagne, où elle était dame d’honneur d’Isabelle de Valois. Sa position lui permettait de peindre tant qu’elle le désirait, mais sans pouvoir signer ce qu’elle faisait : elle n’avait pas la fonction de peintre de cour. Son rang était plus élevé. Ce qui ne l’empêcha guère de faire le portrait de celle qu’elle servait et d’autres figures qui entouraient le triste roi Philippe II confit dans la dévotion. Il questionna avec curiosité cette descendante d’une haute lignée apparentée aux Habsbourg : il éprouvait le besoin de tout savoir de son interlocutrice qui lui en imposait tant bien qu’elle fût menue. Et la duchesse, qui avait succombé au charme du bel Anversois, ne s’était pas faite prier pour lui narrer mille détails, les uns savoureux, les autres lui faisant découvrir comment elle avait épousé une première fois le beau Fabrizio Moncada, cadet du prince de Palerme avec la bénédiction de la cour royale et une belle rente. Celui-ci mourut précocement. Son second mariage avait été une véritable aventure, car son choix s’était porté sur un roturier, lors d’un séjour à Livourne, le grand port de la Toscane, que les Juifs venant d’Espagne s’employaient à rendre des plus prospère. Orazio Lomellini faisait partie était capitaine de navire et avait l’esprit d’entreprise. Il fut amené par la suite à exercer des fonctions importantes dans ce qu’on désignait comme étant la nation génoise au sein de la capitale de la Sicile. Elle a pu convoler en justes noces en 1679, à peine un an après la disparition de son premier époux, ce qui n’alla pas sans troubler la conscience religieuse des membres de la famille royale à l’Escurial, faite de feinte dévotion et de raideur morale un peu fanatique, il faut bien le constater. Mais le souverain avait imposé sa volonté catholique fervente à toutes et à tous. Malgré cette opposition de façade, elle conserva sa rente annuelle ainsi que son titre même si Isabelle n’était plus de ce monde et elle put célébrer ses noces à la Noël. A partir de 1615, elle a vécu dans l’ancien quartier arabe de la cité. Là où elle réside encore.
L’artiste demeura satisfait de cette biographie détaillée de son alter ego féminin. Mais il ne parvenait pas à en savoir plus sur sa carrière de peintre. Elle était respectée et parfois adulée en Espagne. Mais se contentait-elle de portraiturer les parents de ce souverain qui avait fait de la couleur noire celle de l’aristocratie de son empire immense ?
X
Il se rendit une nouvelle fois chez Sofonisba Anguissola. Les rideaux étaient en partie tirés. Une lumière crue envahissait cette salle qu’il avait jusque là connue dans une pénombre protectrice. Plusieurs tableaux avaient été placés sur des tabourets le long du mur latéral. Il remarqua sans attendre celui où le peintre d’âge mûr finissait de l’immortaliser sur ce fond si peu gracieux, mais dont la tonalité sourde rendait encore plus beau le carmin de sa robe et la clarté de son teint. Quand la doyenne des grands artistes de l’Europe entra sans faire le moindre bruit, elle le surprit en train d’examiner cette toile et de la caresser du bout de ses doigts. Elle voyait encore assez pour comprendre ce qu’il était en train de faire. Elle s’approcha encore et lui confessa qu’elle était fière de cette composition. Van Dyck s’était convaincu dès le premier coup d’œil qu’elle était tombée amoureuse de ce Conti, qui était plus qu’un habile mestierante. Cela est professé avec une infinie précaution, sans que rien ne pût révéler le moindre indice de ce qui consumait son cœur d’adolescente.
Sa surprise fut grande, ayant passé pas mal de temps à regarder ce duo peu commun et d’une exécution splendide, quand il vit que toutes les autres toiles qu’elle lui permettait de connaître étaient toutes des autoportraits. « Ne croyez pas, mon jeune ami, que j’étais narcissique. Loin s’en faut. J’étais timide et plus encore. Je n’avais de certitude que lorsque je mélangeais de la couleur et la déposais sur une surface préparée à cet effet. J’avais été si judicieusement instruite que je n’avais peur de rien et de personne dans ce domaine. Je ne croyais pas être le meilleur peintre qui fût (elle ria de manière délicieuse), mais j’étais consciente de posséder et de l’expérience et quelques dons. Pourquoi m’exhiber de la sorte ? Ne pouvant pas faire partie d’une guilde ni recevoir de privilèges en ce domaine, je n’obtins que de rares commandes – le portrait d’une nonne, une poignée de scènes de la Bible ou du Nouveau Testament. Alors, bien que je consacrasse du temps à la lecture, à la musique, au théâtre, mon mari était souvent parti en mer ou aller au loin quelque part dans la Méditerranée pour conduire une affaire ou une autre, je n’avais d’autre véritable et sérieuse distraction que de peindre. Je m’imposais des problèmes d’ordre technique ou thématique et je me plaçais devant une épinette, comme vous devez le voir.
Nous avons longuement devisé devant ses créations qui me plaisaient tant. Certes, elles appartenaient à une autre époque et à une conception assez lointaines de celle que j’ai fini de formuler et de parfaire chez Rubens. Je sentis qu’elle commençait à se fatiguer et je suis retiré à regret.
XI
Tant qu’il y avait la quarantaine, je ne pouvais regagné Gênes. Ce qui fut d’abord une terrible entrave à ma liberté de mouvementé (il me tardait de retrouver un microcosme plus apte à apprécier toutes les subtilités de ce que je faisais), s’était avéré une grâce inespérée. Je suis revenu encore plusieurs fois chez celle qui était presque devenue pour moi comme une parente. Je l’aimais – c’est difficile à expliquer – d’une façon intime et intense. Plus j’échangeais des propos avec elle, plus mon sentiment se fortifiait. Elle avait le don de discourir avec légèreté, parfois avec une once d’humour, sans jamais lâcher un mot inutile ou futile. Elle était bienveillante, mais d’une exigence absolue dès qu’on abordait la question de la pratique des arts.
Plus de quarantaine : je savais que l’heure de mon départ approchait et je devrais par conséquent lui faire mes adieux. J’étais vaguement tourmenté par l’idée d’être contraint à me séparer d’elle et, de toute évidence, à tout jamais. Je rassemblais alors tout mon courage, connaissant sa légendaire modestie, pour lui demander si je pouvais la dessiner en vue d’un tableau. Je lui fis serment que ce serait le plus beau cadeau qu’elle pourrait me faire. Cela la surprit, la plongea dans une sorte de méditation (je voyais son front se rider encore plus qu’il ne l’était de coutume), elle sourit tout d’un coup et accepta. Elle me chuchota « Pourquoi pas ? J’ai eu l’impudence de me montrer jeune et presque belle, alors pourquoi pas me découvrir au monde telle que je suis désormais, une vanité vivante, car Dieu miséricordieux m’a accordé tant d’années sur cette terre que ne peux que lui en rendre grâce, même si je ne suis plus un objet à contempler ! »
Les séances de pose ne duraient jamais assez longtemps pour moi. Je voulais obtenir une image sobre et pure, comme elle aima tant le faire quand elle pouvait s’affairer dans son atelier. Et je voulais aussi rendre toutes les émotions que j’ai éprouvées auprès d’elle, en regardant ce visage qui portait encore les signes de sa grandeur d’esprit, de sa science étendue du dessin et du coloris et de la douceur, que dis-je, la grâce sensuelle de ses traits malgré les outrages perfides du temps et son infirmité, qui avait dû être le plus grand drame auquel elle avait dû faire face. Mais je devais aller vite, hélas. Mon assistant avait déjà mis dans des malles mon matériel et les quelques tableaux que je rapporterai. Mes effets étaient rangés. Je redoublai d’efforts. J’entais quelques fois dans une rage intérieure car je n’étais pas certain encore avoir rendu toute la finesse et la tendresse de ce visage si intelligent et si beau encore.
XII
Vint le jour de l’ultime entrevue. Van Dyck, heureux de rentrer à Gênes, avait néanmoins le cœur brisé. Il était venu encore cette fois avec son jeune assistant. Il l’avait prié de faire des ébauches les plus précises possibles d’un autre point de vue que le sien au cas où il changerait d’avis. Quoi qu’il en soit, il avait déjà le tableau en tête. Simple, dépouillé et d’une extrême sensibilité dans le rendu de la face et du regard. Le spectateur devait comprendre que le regard d’aveugle de cette femme n’avait rien perdu de sa vivacité et de son intensité. Sofonisba avait revêtu la même robe noire avec deux lignes verticales brunes, un col blanc et une petite collerette qui dissimulait son cou. Elle avait posé un voile blanc sans apprêt sur ses cheveux.
Quand ils se sont séparés dans le clair obscur de cette pièce dont il connaissait désormais le moindre détail, avec cette rangée de tableaux de nouveau tournés vers le mur, il ne trouva pas les mots. Ils lui échappèrent et il en rougit de honte. Et pourtant, ces mots il les avait répétés tant et tant ! Elle avait compris la peine qui pesait sur son cœur. Elle pria de se pencher, tendit les mains caressa ses joues et le baisa sur le front. Elle lui déclara : « Vous êtes le futur de la peinture, de la grande et haute peinture. Vous emporterez le souvenir de ce que je fus. Je vous accompagnerai partout où vous irez. Je ne peux être votre muse, mais je peux être une compagne qui sera près de vous dans votre demeure quand vous vous trouverez devant une difficulté dans la réalisation d’un ouvrage. Je vous encouragerai. Van Dyck la remercia de manière gauche, tenta de lui exprimer sa gratitude et de lui assurer qu’il lui serait redevable à jamais de ce qu’il avait appris auprès d’elle et après avoir examiné sans restriction ses merveilleux autoportraits.
Il repartit à cheval. Il aurait aimé partir au grand galop tant le chagrin l’habitait. Mais comme son assistant l’accompagnait à pied, il parcourut avec lenteur la route qui le conduisait jusqu’au palais.
La traversée se passa sans incident notable. Une fois rentré, il retrouva ses habitudes. Il commença le portrait qu’il avait annoncé à ses nobles patrons, qui se dirent intéressés de le posséder car l’artiste était originaire de leur puissante ville. Il écrivit aussitôt à cette femme extraordinaire et cette fois lui exprima son admiration et tout ce qui avait pu naître au fil de leurs colloques. Elle lui répondit et la bella mano d’Amélie avait écrit sous la dictée les phrases alertes qu’elle lui avait adressées. Pas de recommandations, pas de ratiocinations d’une vieillarde donnant des conseils à un nouveau venu dans sa sphère. Elle lui rappelait simplement qu’il avait pour mission de révolutionner cet art si délicat à manier, sans oublier un seul instant l’enseignement des anciens. Elle y soulignait ceci : « Une chose à ne pas perdre de vue : le point de fuite, qui donnait l’ordonnancement général de la composition et la ligne qui guidait l’œil jusqu’à un centre imaginaire, mais architecte du tout. Le reste n’est que péroraison inutile. » Il la remercia avec effusion et lui parla de sa vie et de ses projets.
Une dernière lettre arriva. Celle-là, elle l’avait écrite elle-même, les mots traversant la page en diagonale : « La bougie est quasiment consumée. Réalisez vos rêves. Ne m’oubliez pas tout à fait. Aujourd’hui, point, à la ligne, votre Sofonisba. »
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